Société d'Histoire de Revel Saint-Ferréol                          -                                      Cahier d'Histoire de Revel  N° 20       pp 17-24

 

Riquet à Bonrepos : ses premiers travaux hydrauliques

Par Gérard Crevon

 

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RETOUR CAHIER DE L'HISTOIRE N°20

A 16 Km à l'est de Toulouse coule le modeste Girou. Le fier château de Riquet se dresse sur un coteau de sa rive droite. Le lieu se nomme Bonrepos 1. Et de l'autre côté de cette colline il y a trois plans d'eau qui ont très tôt attiré l'attention des admirateurs du grand homme.
Lorsqu'on descend au creux du vallon de la Garenne depuis le logis du maitre des lieux, on rencontre tout d'abord un premier bassin de belle taille. Sa situation au confluent de deux ruisseaux lui confère une curieuse forme en V dont la pointe est occupée par une large levée de terre limitée sur ses deux faces par un mur de briques. A l'amont de la branche septentrionale du V se trouve une petite pièce d'eau triangulaire, retenue par un petit barrage. L'aval de la grande chaussée, dans le talweg principal, est occupé par un second grand bassin, très allongé, vaguement rectangulaire, fermé lui aussi par une levée apparemment en terre.

Carte de situation de Bonrepos. Fond de carte Géoportail-IGN

 


Ces aménagements, remis au jour à partir de 2008 grâce aux débroussaillages accomplis par les courageux bénévoles du Syndicat d'Initiative local, ne semblent pas avoir changés depuis le milieu du XVIII° siècle, car ils sont conformes au magnifique plan 2 dressé aux environs de 1770. Ils figuraient déjà, avec des formes très proches, sur le plan terrier 3 de 1730. Simplement, la chaussée du bassin en V semblait plus étroite et la forme des plans d'eau nettement moins régulière. L'importance inhabituelle, pour le lieu et pour l'époque, de cet ensemble hydraulique laisse perplexe. Pour notre bonheur, Riquet avait l'habitude de passer devant notaires les baux des travaux qu'il confiait à ses entrepreneurs.

Ces documents authentiques, explorés il y a déjà longtemps par Gabriel Bernet 4, nous fournissent la chronologie de ces opérations, et ils contiennent suffisamment de détails pour nous permettre de reconstituer celles-ci avec suffisamment de précision.

La constitution réfléchie d'un grand domaine foncier

C'est en 1652, en mars probablement 5, que Riquet achète la seigneurie de Bonrepaux. La communauté des bientenants du lieu en possédait le « fort » qui était alors très délabré 6.

Un petit vivier, retenu par une digue probablement maçonnée, existait au creux du vallon de la Garenne, de même qu'une vieille tuilerie. Le 25 août de la même année, Riquet propose aux consuls de Bonrepaux de réparer le fort s'ils le lui cèdent et si ses résidents actuels l'évacuent. En contrepartie il s'engage à accueillir les habitants dans son enceinte en cas de troubles 7. Le 1er octobre suivant, les consuls acceptent sa proposition et lui font « plein délaissement perpétuel » de la tour et du fort appartenant à la communauté 8. En décembre, il commence à racheter des maisons particulières sises dans l'enceinte fortifiée. L'année suivante, il achève, par des achats ou des échanges, de libérer le périmètre du fort de ses derniers occupants.

   

Plan de Bonrepos de 1770
Archives Départementales
de la Haute-Garonne


En même temps il constitue son domaine foncier en achetant, dans le voisinage immédiat, des maisons, terres, prés, vignes et autres taillis ; il acquiert le moulin de Nagen sur le Girou, qu'il fera remettre en état l'année d'après, et engagera alors un meunier. De même, il recrute un forgeron pour l'atelier du village.

Le 13 octobre1654, Riquet passe un bail 9 à Pierre Delmas, tuilier de St-Jean-Lherm, pour l'édification d'un four de 70 m3 à la tuilerie de Bonrepos. Le nouveau maitre des lieux débute donc ses opérations de construction par la remise en état de la vieille fabrique de briques et de tuiles qui se trouvait en amont du vivier, sur la rive gauche du ruisseau principal de la Garenne, à proximité d'un autre petit barrage 10.

L'eau était en effet indispensable au tuilier pour préparer sa terre d'œuvre avant de la façonner. Le bois de la Garenne, tout près, fournissait le combustible nécessaire à la cuisson des produits.
Le tuilier Arnaud Dauriac, de Lavalette, est recruté le 27 janvier 1655 pour faire fonctionner la tuilerie 11 et fabriquer les briques et les tuiles destinées à la construction du château.

Le 1er décembre de la même année, Riquet charge Jean Garrigou et Thomas Caubet 12, habitants de Bonrepos, de « nettoyer une partie du bois dit La Garenne à commencer au chemin tendant à Rodolosse jusqu'au milieu du dit bois et au vivier … » Il fait ainsi dégager l'espace encadré par le ruisseau principal, son affluent de rive droite, le confluent de ces derniers et le chemin qui traversait ce bois.
Le même jour, il passe un second acte 13 :

« ... noble Pierre Pol de Riquet, écuyer, seigneur du dit Bonrepaux, ... a baillé et baille à Arnaud Dauriac, maître tuilier, habitant au dit Bonrepos, ... à rompre le bout du bois dit La Garenne, tirer la terre à plein-pied du pré et jusques un petit passage qui traverse d'un rival 14 à autre, où le dit entrepreneur sera tenu bien arrondir, et la dite terre apportera au côté du vivier, proche du fond d'icelui, au-dessus de la paroi, là où il sera tenu de hausser le terrain de huit pans (1,79 m), mesure de Toulouse, et, de la dite paroi jusques à autre paroi qui est proche la tuilerie, le dit entrepreneur sera tenu de rompre les coudes du tertre du verger à droite ligne, et aplanir le terrain tout du long du dit vivier, à niveau, et bien unir le tout à proportion de la dite levée du fond du dit vivier, ... »

Il s'agissait donc de surélever la digue (« paroi ») du vieux vivier tout en excavant la croupe déboisée par Garrigou et Caubet. C'est là en effet que le tuilier devra prendre l'essentiel de la terre dont il se servira pour rehausser le barrage. Il s'en procurera en outre en aménageant un terre-plein sur la rive sud du vivier et le long du ruisseau jusqu'à la petite digue (« autre paroi ») voisine de la tuilerie 15. Les terres ainsi prélevées devront être déposées derrière et au-dessus de la levée existante afin de rehausser le barrage de 1,8 m. C'est donner une bien grande profondeur à un simple vivier dont la digue initiale, comme chez ses homologues de la région (« pesquiers »), ne devait pas dépasser 1,3 m !
Trois semaines plus tard, le 21 décembre, un nouveau bail 16 est passé, au nom de Riquet, par son commis Etienne de Camps, à Anthoine Brayrie, maître maçon d'Argentat en Limousin.
Il consistait : « …à construire ... premièrement, une muraille au jardin du long du grand chemin, ... ; de plus, autre muraille au fond de l'étang que le dit sieur prétend faire au rival de La Garenne, le fondement de laquelle sera de pierre et chaux de quatre pans (90 cm) de largeur, et de dessus tout en haut de tuile et demi, laquelle pierre le dit entrepreneur sera tenu prendre où elle est, et le restant de ces matériaux sera tenu le dit sieur de faire apporter à pied d'œuvre, ... »

Riquet confie donc à Antoine Brayrie la construction d'un mur devant la chaussée surélevée par Dauriac (c'est ce que signifie « au fond de l'étang »). Il s'agit assurément d'un ouvrage destiné à renforcer cette dernière.

Quatre mois après, le 3 mai 1656, Riquet charge conjointement Isaac Roux, maître-maçon de Revel, et Antoine Brayrie, déjà sur place, de « …faire les fondements de muraille de cinq pans (1,12 m) de large, depuis le bois dit de La Garenne, d'aquilon (nord), jusques à la vigne, à prendre sur le ferme qu'ils creuseront jusques l'avoir trouvé, et, en cas ne s'en trouverait, leur sera loisible s'aider de pilotins de bois de chêne qui à cet effet leur sera fourni par le dit sieur (Riquet), rendus à pied d'œuvre ; comme aussi feront autre fondement de l'autre côté à même condition, à prendre de dit bas du côté d'aquilon, jusque à la dite vigne de midi (sud), ..., et sur les dits fondements seront aussi tenus de faire la muraille de hauteur de vingt pans (4,5 m) ou environ, d'épaisseur cinq pans (1,15 m) au fond et trois (67,5 cm) à la cime, sans qu'ils puissent laisser de trous en icelle pour faire les enars 17, ... à la charge qu'elle se trouvera de quatre pans (90 cm) de large, à compenser la largeur du bas à celle du haut, ... ; et les dits entrepreneurs seront tenus commencer le dit travail au plus tard le vingtième du présent mois ... » 18 .

Il s'agit là de bâtir deux murs relativement hauts (4,5 m) et épais (1,15 m à la base), a priori parallèles, d'orientation nord - sud, dans le vallon de la Garenne, depuis la limite du bois homonyme sur le versant droit, jusqu'à la vigne occupant le versant gauche. Leur destination est indiquée par la consigne donnée de ne pas laisser subsister de trous de boulins. Il s'agit très certainement là du barrage du second grand bassin dont ces deux murs constitueraient les faces externes 19. On suppose que l'espace entre les deux murs sera rempli de la terre retirée pour exécuter leurs fondations, qui devront être particulièrement soignées, complétée de celle qui pourra être prélevée à l'amont ou sur les rives de ce bassin en approfondissant ces endroits. La preuve que l'ouvrage se situe bien au creux du vallon est fournie par le fait que le sol dans lequel les fondations seront implantées est réputé mou (donc constitué d'alluvions récentes non compactes). La vigne dont il est question est mentionnée sur le terrier de 1727 (parcelle 38), et elle figure encore sur le plan de 1770.

Dernière étape : la construction du château

Le 29 juillet de cette année 1656, Riquet confie enfin aux mêmes maitres-maçons 20 la construction du château, de ses communs ainsi que de l'enceinte du fort avec sa tour-porte 21. Les murs seront en maçonnerie de pierre avec revêtement de brique.

Telle que nous venons de la voir, la chronologie incite à penser que les travaux ont été soigneusement planifiés. L'aménagement des grands bassins précède immédiatement le début du chantier propre à l'ensemble châtelain. Selon toute vraisemblance il fait partie des opérations préparatoires, au même titre que la réfection de la tuilerie.

Château de Bonrepos, façade est.

Par ailleurs, Riquet engage les deux maitres-maçons, l'un après l'autre, avec une certaine anticipation sur le début des travaux du château. Ainsi, les murs du vallon de La Garenne pourraient avoir servi à tester les capacités réelles des entrepreneurs avant de leur confier un chantier d'une toute autre ampleur.

Alors, dans ce contexte, à quoi les deux viviers réalisés pouvaient-ils être utiles ?
Pour bâtir son château, Riquet a besoin de briques plates et de tuiles canal, mais il a aussi besoin d'eau. Celle-ci est indispensable pour fabriquer les briques 22 et pour confectionner le mortier qui servira à la construction 23. Et force est de constater que la principale ressource en eau du village de Bonrepos se trouve dans le vallon de la Garenne car le Girou est nettement plus éloigné du château. Cependant, le vieux vivier qui est sensé stocker le précieux liquide n'a qu'une faible contenance, et il peut s'assécher certaines années avant la fin de l'été 24.

 Riquet ne peut se résoudre à ce qu'une éventuelle sècheresse estivale vienne interrompre ou retarder la construction. Pour parer à cela il n'y a qu'une solution : augmenter très notablement la capacité du vivier. En outre, même lorsque les travaux de maçonnerie seront terminés, la disposition d'une bonne réserve d'eau sera toujours utile. On notera que lors de ses recherches à propos du Canal la crainte aiguë de manquer d'eau dirigera constamment son action. C'est parce qu'il estimera le Sor insuffisant pour alimenter la voie d'eau qu'il concevra le difficile système de captage des ruisseaux du versant sud de la Montagne Noire. C'est parce qu'il redoutera les sécheresses estivales qu'il concevra le gigantesque réservoir de St-Ferréol. Et c'est toujours avec le souci de récupérer le maximum d'eau qu'il fera déverser dans le Canal tous les cours d'eau rencontrés sur sa route (ce qui sera malheureusement la cause de sérieux déboires lors de leurs crues, du fait des alluvions charriées).

Le projet hydraulique de la Garenne

On observe une claire progression dans le déroulement du projet hydraulique de la Garenne : Riquet commence par surélever la chaussée du vivier existant, simplement en entassant de la terre. Judicieusement, il se procure le matériau dont il a besoin en faisant excaver la croupe qui fait face au barrage, endroit très bien choisi pour augmenter encore davantage la capacité de la pièce d'eau. Puis il consolide cette levée exhaussée par un mur qui retiendra les terres rapportées, mais qui aussi, certainement, en améliorera l'étanchéité. Enfin, quelques mois plus tard, il fait créer de toutes pièces un nouveau bassin, très largement en aval du premier, en faisant édifier un nouveau barrage plus haut que le précédent et plus élaboré dans sa conception car soutenu par deux murs solides et bien fondés.

Le Vallon de la Garenne avec le domaine de Bonrepos au centre. Fond de carte Géoportail / IGN

Que s'est-il passé entre les deux dernières étapes ? Riquet estime-t-il que la capacité du réservoir agrandi est encore insuffisante ? Et, renonçant à surélever encore la chaussée, fait-il le choix d'aménager un nouveau bassin ? Ou bien l'étanchéité du premier barrage surélevé ne le satisfait-t-elle pas et Riquet préfère-t-il en construire un autre selon un procédé plus perfectionné ? Un détail, cependant, doit attirer notre attention : la localisation de ce second barrage. Celui-ci a été implanté très en aval du précédent, juste avant que le vallon ne s'élargisse. L'éloigner encore plus aurait conduit à augmenter notablement sa longueur, et donc son coût. Riquet n'a-t-il pas voulu, par ce déplacement important, agrandir le bassin-versant, l'aire naturelle de collecte des eaux de pluie qui vont alimenter ses réservoirs ? Il fait en effet passer sa superficie de 53 Ha, dans le cas du seul bassin « en V », à 68 Ha pour l'ensemble des deux bassins, ce qui n'est pas un luxe vu la médiocrité de cette aire 25. A quoi servirait-il d'avoir un grand réservoir si l'on ne disposait pas de suffisamment d'eau pour le remplir ?

Cette explication implique cependant que Riquet possédait alors la notion de bassin-versant, qu'il avait fait le lien entre la superficie de ce dernier et la quantité d'eau qu'on peut attendre dans les sources et les ruisseaux qui drainent son territoire.

Cette notion était connue des fontainiers de l'époque, et la tradition rapporte que Riquet fut initié à la conduite des eaux par le fils de celui de Revel, Pierre Campmas. Au vu de la chronologie, l'élaboration progressive du système hydraulique de Bonrepos me semble témoigner de la mise en pratique de cette notion fondamentale.

Des intentions expérimentales ?
La « machine hydraulique » : terme posthume !

Lorsqu'il a aménagé ces bassins, Riquet avait-il déjà une intention expérimentale orientée vers la réalisation future d'un canal ? C'est ce qu'affirmeront plus tard nombre de ses admirateurs. A ma connaissance, le premier à proposer cette hypothèse 26 est Jérôme de Lalande, auteur scientifique sérieux. En 1778, dans le premier ouvrage qui décrivait en détail le Canal du Midi, il notait : « Il semble que le génie de ce grand homme se fut préparé dès longtemps à cette grande entreprise : j'ai oui dire qu'on voyait dans ses châteaux du Petit Mourave 27 et de Bonrepos des conduites d'eaux, des écluses, des aqueducs, des épanchoirs et même une montagne percée. » 28 En 1805, cette assertion fut reprise, en partie seulement mais en forme d'affirmation, par Jacques Faget de Baure dans le livre 29 que lui avaient commandé les descendants de Riquet pour faire barrage aux prétentions d'un arrière-petit-fils de François Andréossy : « On voit encore à Bonrepos, dans ses jardins, les essais en petit de sa grande entreprise : tels que des conduites d'eaux, des épanchoirs et même une montagne percée 30. » De nos jours, Geoffroy Bès et Samuel Vannier ont, à leur tour, évoqué cette possibilité dans leur article : «  Le domaine de Bonrepos, laboratoire à ciel ouvert du canal du Midi » 31.
Il semble indéniable que le dispositif mis en place dans le vallon de la Garenne se prêtait à des expériences. Sur celui-ci Riquet aurait eu la possibilité de se livrer à des observations, d'effectuer des mesures, voire d'expérimenter des mécanismes comme par exemple des maquettes d'écluses. Cependant, nous ne disposons à ce jour d'aucun témoignage direct ni indirect susceptible de confirmer cette thèse. Si Riquet a réalisé des observations et des mesures, il n'en a jamais fait état. Il ne se prévalut jamais de l'aménagement de ces bassins pour attester de sa compétence dans le domaine hydraulique. Le 9 septembre 1671, il écrivit à Colbert : « .... il m'en a coûté cher pour satisfaire à la forte passion que j'avais d'avoir l'eau à ma terre de Bonrepaux .... » 32. Cette allusion à des travaux de cette nature est la seule que l'on connaisse. La première mention de ces aménagements, et leur qualification de « machine hydraulique » n'apparaitront que plus de cinquante ans après sa mort. Enfin, si, en 1655, Riquet s'intéressait depuis quatre ans, de manière active, à un projet de canal de communication des mers, c'est essentiellement la découverte d'une solution au problème crucial de l'alimentation du bief de partage qui le préoccupait 33. Par ailleurs, l'expérimentation d'un modèle de barrage en prévision de celui de St-Ferréol paraît prématurée : ce sont les experts 34 de la commission royale et des Etats de Languedoc qui, en 1664, mettront les retenues-réservoirs à l'ordre du jour lorsqu'ils examineront sur le terrain la possibilité de réaliser la jonction Garonne-Méditerranée proposée par Riquet. Néanmoins, il est certain qu'en faisant réaliser ces bassins l'homme de gabelles acquit un début de savoir-faire dans le domaine des barrages, et il paraît indéniable qu'il s'en soit inspiré pour construire celui de St-Ferréol.

Ce dont témoigne, indubitablement, l'ensemble hydraulique de Bonrepos, c'est, dès cette époque, l'intérêt affirmé de Riquet pour l'eau et pour sa gestion, ainsi que pour les techniques qui lui sont liées.

Il resterait à déterminer, dans ce que l'on voit aujourd'hui, ce qui lui est dû et ce qui relève de modifications apportées par ses descendants. Les différences entre les plans de 1730 et de 1770 semblent en effet indiquer qu'entre les deux documents des réaménagements de détail ont été réalisés. Et peut-être les modifications de Jean-Gabriel Amable ont-elles effacé les traces d'éventuels dispositifs expérimentaux mis en place par son grand-père. Hypothèse néanmoins gratuite.

 

Enfin, si ces bassins constituent la première intervention connue de Riquet dans le domaine du génie civil, ils furent rapidement suivis d'un autre chantier qui, pour être bien plus modeste, ne possède pas moins à mes yeux une certaine signification. Deux ans après avoir fait aménager les bassins du vallon de la Garenne, Riquet engage à nouveau Jean Garrigou et Thomas Caubet ainsi que quatre autres tacherons de Bonrepaux, aux termes d'un marché 35 qui spécifie : « les dits entrepreneurs seront tenus, …, [de] combler et aplanir le vieux canal appelé le vieux Aragou autant qu'il se trouvera à passer entremi les prés du dit sieur, de telle façon que les dits prés qui sont d'un côté et d'autre ne se trouvent plus séparés par icelui, mais unis et aplatis ; … de combler et aplanir tous les petits fossés et nauses 36 qui se trouveront dans le corps des dits prés, de façon que tous les entiers prés ne restent qu'à un seul bien uni ; et alentour de toute la pièce [de] pré en corps, iceux entrepreneurs seront tenus de faire de grandes nauses à fond de cuve 37, de largeur sur le haut d'une canne (1,8 m), six pans (1,35 m) de profondeur, et autre six pans de largeur à la sole ; … est convenu et stipulé que les dits entrepreneurs en faisant les dites nauses seront tenus d'observer les niveaux du terrain et de donner la pente nécessaire aux dites nauses, si bien que les eaux s'écoulent facilement dans le vieux canal du dit Aragou restant, qu'ils seront tenu aussi de [ap]profondir et lui donner telle pente que les dites eaux s'en aillent sans arrêt … »

Photo aérienne
Géoportail/IGN
 de la parcelle réunie d'un seul tenant par Riquet
(lieu-dit Las Sescos) avec les ruisseaux
 et fossés,
et les limites communales.


Soit plus simplement dit : un ancien lit abandonné du ruisseau de l'Aragou 38 séparait plusieurs prés que Riquet avait achetés. Pour les réunir en une seule pièce il fait combler cet ancien lit avec de la terre qu'il se procure en faisant creuser de longues fosses à la périphérie de la pièce à unifier.

Ces fosses débouchent dans la partie conservée de l'ancien lit qu'il fait elle-même recalibrer. Riquet donne à cette occasion des consignes de nivellement dans le but de conduire les eaux recueillies au lit actif de l'Aragou. Ce détail montre qu'il s'intéresse à ces questions jusque dans leur aspect technique. On peut considérer ces fosses comme une préfiguration symbolique des rigoles et du canal lui-même.
Il semble que l'on puisse localiser la pièce ainsi réunie au lieu-dit « Las Sescos », qui est traversée par la limite des communes de Bonrepos et de Gragnague sans que rien ne la matérialise au sol, et qui est bordée de fossés rectilignes au sud et à l'est.

Lorsqu'il s'attaquera au Canal de communication des mers, Riquet ne sera donc pas dépourvu d'expérience dans plusieurs des techniques qu'il aura à mettre en œuvre pour mener sa tâche à bien.
L'exploitation des greniers à sel de Castres et de Mirepoix, ainsi que le « fournissement » du sel aux établissements principaux du Haut-Languedoc à partir des salins de la côte, activités que Riquet avait su rendre très lucratives, lui avaient permis, en 1652, de commencer à assouvir sa soif d'ascension sociale par l'achat de la seigneurie de Bonrepaux.

Il profita du bail des gabelles de 1654, pour élargir le périmètre de ses activités au sein de la ferme de Languedoc, et, augmentant encore ses revenus, cela lui donna les moyens de lancer, dès le début de l'année suivante, les travaux relatifs au château qui devrait témoigner ostensiblement de sa réussite.  Et la bâtisse, comme les bassins créés au pied de sa colline, sont à la mesure de son ambition. Riquet était un homme qui voyait grand.

 

Octobre 2014


Le barrage du bassin en « V »

 


1. Collectif,  Bonrepos, château et jardins des Riquet, Patrimoines Midi-Pyrénées, 2013.

2. Archives Départementales de la Haute-Garonne (AD31) : 2E-10094-1S2.

3. AD31 : 2E-10155-1S1.

4. L'Auta n° 413, août 1975, Gabriel Bernet : Sur les pas de Riquet en pays toulousain (1648-1668).

5. On n'a pas retrouvé l'acte d'achat de Bonrepos, mais le 19 mars 1652, devant Me Guilliem, notaire de Revel, Riquet fait enregistrer une « déclaration » d'achat d'une métairie, d'un moulin, de terres et de droits fonciers sis à Vauré, près de Revel, acte qu'il annule quinze jours plus tard sans donner d'explication (AD31 : 3E-19553, f° 106).

6. Les guerres de religion, guerres civiles, avec l'insécurité générale qu'elles avaient engendrée, avaient incité les communautés campagnardes à se doter de « forts » où, en se regroupant, elles pourraient mieux se protéger. Il ne faut pas se méprendre sur le sens à accorder à cette époque à ce terme de « fort » : il s'agissait de fortifications très modestes constituées la plupart du temps d'un espace rectangulaire situé sur une hauteur, entouré d'un rempart et d'un fossé sec. Ses dimensions, relativement faibles, correspondaient à l'importance de la population à abriter. Les habitations étaient rassemblées à l'intérieur. Dans les cas les plus simples elles étaient adossées à la muraille et réparties de part et d'autre d'une rue centrale partant de l'unique porte. On y comptait parfois le logis seigneurial. Dans ce pays de collines argileuses l'enceinte était généralement construite en briques de terre crue, dont la matière première était fournie par le creusement du fossé. Le cœur historique de plusieurs villages du Lauragais est souvent constitué par l'ancien fort, et ce nom est resté pour désigner ce quartier. A Bonrepos, le fort tenait à l'intérieur des fossés actuels, l'accès se faisait à travers une tour-porte qui défendait le pont (probablement en bois, et peut être levant) enjambant le fossé à l'ouest.

7. AD31 : 3E-13746, f° 60. Me Pierre Laborie, notaire à Marceilh (St-Marcel-Paulel).

8. AD31 : 3E-13746, f° 93. Me Pierre Laborie, notaire à Marceilh (St-Marcel-Paulel).

9. AD31 : 3E-8537, f°320 ; Me Sabastelle, notaire à Gragnague.

10. AD31 : 3E-8538, f° 222. Me Sabastelle, notaire à Gragnague.
Dès 1658 une glacière existait à Bonrepos comme en témoigne l'acte du 23 mai 1659 (AD31, 3E-8539, f° 545) par lequel Riquet vendait de la glace à un pâtissier toulousain. A une trentaine de mètres en amont des restes imposants de celle-ci, il y a des vestiges qui pourraient être en rapport avec ce four, sous la forme de maigres murs de brique et d'un fragment de voûte. Dix ans après la réfection de ce four, Riquet donnait en fermage à un certain Sampé (AD31 : 3E-8757, f° 627, acte du 20.10.1665) un terrain agricole situé dans le bois de la garenne face à la tuilerie. Ce terrain semble être le champ actuel contigu au ruisseau et au bois, il figurait déjà sur le terrier de 1727, ce qui confirme la localisation de celle-ci. Le 15 mai 1664, Riquet passa un bail (AD31, 3E-8757, f° 470) à Arnaud Dauriac pour qu'il construise, sous dix ans, une nouvelle tuilerie au lieu-dit En Ratié, au pied de la colline de Bonrepos du côté du Girou, ce qui laisse supposer que celle de la Garenne fut ensuite abandonnée.

11. AD31 : 3E-8538, f°57. Me Sabastelle, notaire à Gragnague.

12. AD31 : 3E-8538, f° 223. Le hameau d'En Rodolosse domine au nord-est le vallon affluent.

13. AD31 : 3E-8538, f° 222. Me Sabastelle, notaire à Gragnague. Transcriptions adaptées en français actuel.

14. Le mot « rival » est un terme occitan signifiant « petit ruisseau », c'est le diminutif  de riu = ruisseau, rivière (Louis Alibert, 1966, Dictionnaire Occitan-Français).

15. Un an plus tard, Riquet fera prolonger et conforter ce terre-plein (AD31 : 3E-8539, f° 221 ; bail du 26 mars 1657). Ultérieurement, celui-ci sera encore élargi pour en faire une véritable allée, comme on peut le constater de nos jours.

16. AD31 : 3E-8538, f° 227, acte du 21 décembre 1655.

17. enart = échafaudage (mot occitan, Louis Alibert, 1966, Dictionnaire Occitan-Français)

18. AD31 : 3E-8539, f° 43.

19. Dans l'état actuel des lieux il n'est pas possible de vérifier la structure de la digue du bassin long baptisé « canal », et personne ne l'a précisée jusqu'à présent.

20. AD31 : 3E-8539, f° 81.

21. Riquet abandonnera bien vite l'objectif de réparation de la tour-porte : le 26 mars 1657 il passe un nouveau contrat (3E-8539, f° 218) à Roux et Brayrie par lequel il leur confie la démolition de cette tour.

22. Le briquetier Capelle à Grépiac (31) m'indique qu'il compte environ 7 % de retrait linéaire entre la brique sortant du moule (pâte plastique) et le produit cuit, en raison de l'élimination d'eau au cours du séchage et de la cuisson. La diminution de volume correspondante est donc de 20 %. Pour fabriquer 1 m3 de briques pleines cuites, à partir d'une argile sèche, il faut par conséquent 200 litres d'eau.

23. L'industriel Calcia indique que pour obtenir 100 litres de mortier il faut 100 l de sable sec (non tassé), 35 Kg de chaux grasse et 20 l d'eau, et que cela permet d'édifier entre 0,2 et 0,3 m3 de maçonnerie suivant la taille des joints et des pierres. Pour faire 1 m3 de maçonnerie de pierre liée avec un mortier de sable et chaux grasse, il faut entre 67 et 100 litres d'eau. L'ensemble des maçonneries faites à Bonrepos lors de cette opération est évalué à environ 2000 m3. Ce qui nécessite 135 à 200 m3 d'eau.

24. Les spécialistes estiment que par évaporation le niveau d'un plan d'eau non alimenté diminue en moyenne de 5 mm par jour.

25. Les 15 Ha supplémentaires permettent de recueillir chaque année 96.000 m3 supplémentaires bruts (sur la base de 640 mm d'eau reçu en moyenne par an à Toulouse), soit 53 000 m3 net (sur la base de 15 % d'infiltration et 30 % d'évapotranspiration).

26. Selon certains, Bélidor aurait, dès 1737, exprimé cette opinion dans son livre L'architecture hydraulique. J'ai consulté cet ouvrage et n'y ai rien trouvé de semblable. Il est à noter que le tome 2 de la 2° partie, qui contient les 7 pages consacrées au canal de Riquet, n'a été édité qu'en 1753.

27. Le Petit Mourave : c'est la dénomination initiale du domaine de Frascati à Toulouse dont Riquet fit l'acquisition vers 1674, longtemps après le début des travaux du Canal.

28. Jérôme de Lalande, 1778, Des canaux de navigation et spécialement du Canal de Languedoc, Chap. 1, p. 4, art. 8.

29. Descendants de Pierre-Paul Riquet de Bonrepos, An XIII – 1805, Histoire du Canal de Languedoc, rédigée sur les pièces authentiques conservées à la Bibliothèque Impériale et aux Archives du Canal, p. 10.

30. De fait, la vanne de bonde, visible dans le parement amont du barrage du bassin « en V », peut être considérée comme un épanchoir, et cette large chaussée, traversée par le conduit de vidange, comme une montagne percée,.

31. Midi-Pyrénées Patrimoine, n° 18, été 2009.

32. ACM-24-32.

33. En 1664, il déclarera aux commissaires du roi et de la province, chargés d'examiner son projet, qu'il « s'éta(i)t plus curieusement appliqué à rechercher les eaux de la Montagne Noire pour fournir le dit Canal, et les chemins pour les conduire au point de partage et distribuer dans Garonne et Aude, qu'à tout autre chose. »

34. L'un de ces experts, Hector Bouteroue, était l'un des propriétaires du canal de Briare mis en service en 1642. Il avait l'expérience des pénuries estivales qui pénalisaient gravement le fonctionnement son canal.

35. AD31 : 3E-8539, f° 370 ; notaire Sabastelle, .

36. nause : Le dictionnaire Occitan-Français d'Alibert (1966) donne pour le mot nausa : noue ; mare ; lagune ; prairie marécageuse. Le dictionnaire de Paul Cayla donne pour nauze : lieu de dépaissance marécageux et portion de terrain dans lequel l'eau séjourne.

37. Ici, il semble bien qu'on puisse donner au mot nause les sens de fosse.

38. Le cours actuel du ruisseau de l'Aragou constitue sur une certaine longueur la limite de la commune de Bonrepaux à l'ouest.

 

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